Le secteur à profit social dans une perspective européenne. Entretien avec Chris Serroyen, directeur du centre d'études de la CSC
Fin juin, l'Unisoc a publié son rapport annuel 2016. Nous republions, au cours des prochaines semaines, les interviews inspirantes des acteurs-clés de notre rapport annuel 2016. Retrouvez aujourd'hui l'interview de Chris Serroyen, directeur du centre d'études de la CSC!
II est moins une pour l’Europe
La nouvelle Commission européenne de Jean-Claude Juncker, avec Marianne Thyssen comme Commissaire à l’Emploi et aux Affaires sociales, a commencé ses travaux sous les meilleurs auspices : “L’Europe sociale était enfin remise à l’agenda”, commence Chris Serroyen, qui dirige le service d’études de la CSC. Plusieurs déclarations ont conforté les syndicats dans leur optimisme : l’idée du “tripe A social” pour l’Europe, le discours d’investiture de Juncker intitulé “Dernière chance pour l’Europe”, les déclarations fortes à l’encontre du dumping social, la note de vision sur les droits sociaux, la déclaration de Marianne Thyssen sur l’importance du dialogue social européen, etc. On pouvait enfin espérer de nouvelles avancées sociales !
Et puis : le Brexit ! Du vent dans les voiles du populisme anti-européen qui gagne du terrain partout. Et ce malaise largement répandu, tant chez le travailleur lambda (cf. la paupérisation de la classe moyenne inférieure, une partie importante de la base des syndicats) que parmi l’élite, tant à gauche qu’à droite. “Je suis un petit-enfant de la guerre”, explique Chris Serroyen. “Pour moi, l’Europe est avant tout un projet de paix. Bien entendu, elle a aussi été le moteur du progrès social que nous avons connu (avec des mesures que les citoyens européens ressentent directement comme le salaire égal à travail égal, la directive sur la consultation des travailleurs …). Et c’est cette foi en l’Europe qui est à présent en train de s’évaporer à un rythme accéléré !”
L’Europe doit se battre pour sa survie : nous devons nous serrer les coudes et rétablir la confiance en l’Europe. Et pour cela, nous avons besoin d’interventions et de mesures tangibles. Ce n’est pas le moment de sortir une note de consultation sur le Pilier des droits sociaux : l’époque du ‘motherhood & apple pie’ (du consensus mou) est révolue. “L’Europe doit être tangible pour les citoyens !”
Opportunité à saisir
L’Europe sociale est à l’arrêt depuis 20 ans. Non qu’il ne se soit rien passé, mais l’idée globale qui domine reste celle du statu quo. Depuis la fin des années 90, l’Europe sociale a été totalement rayée de la carte. Il a d’abord fallu installer l’union monétaire, puis faire une pause pour accomplir l’élargissement, et en 2008, la bombe atomique de la crise financière et des politiques d’austérité - allant de pair avec des réformes dites structurelles qui sont d’ailleurs toujours d’actualité - a explosé.
Il est urgent que l’Europe sociale redevienne une priorité politique. L’Europe doit à nouveau apporter des droits contraignants, concrets, tangibles au profit des gens. Une enquête sans engagement sur les droits sociaux ne suffit plus. Il faut parler d’un revenu minimum pour tous (à ne pas confondre avec le salaire minimum), des droits de participation pour les travailleurs, d’un droit européen au congé-éducation payé, de normes européennes de sécurité au travail, pour ne citer que quelques exemples. Ces mesures doivent être aussi contraignantes que possible. Chris Serroyen l’affirme avec conviction : il faut une “approche fondée sur les droits”. C’est d’ailleurs un message en partie repris par la CES (Confédération européenne des syndicats) dans son programme.
Nous devons toutefois nuancer et ne pas placer la barre trop haut. Après tout, nous ne parlons pas d’une Flandre sociale ou d’une Belgique sociale. Il s’agit d’un équilibre à trouver, ou mieux, d’une interaction entre les objectifs économiques, sociaux et écologiques. Cet équilibre a totalement disparu aujourd’hui.
“Ces droits concrets et contraignants, sont-ils réalistes compte tenu de la diversité des Etats membres ?”, demande Sylvie Slangen, directrice générale de l’Unisoc. “Bonne question, mais ce n’est pas la première question à se poser en ce moment”, répond Chris Serroyen. La question principale est : “Comment pouvons-nous sauver l’Europe si nous ne pouvons pas réaliser des choses tangibles pour des gens qui commencent à voter massivement contre elle ? Où va l’économie si chaque pays se retranche derrière ses murs, si l’Union monétaire disparaît ?” Nous commençons seulement à prendre conscience de la frustration des gens. Cette frustration et le populisme qui en émane a tellement touché les gouvernements que plus aucun pays n’est disposé à céder des compétences pour une Europe plus forte.
Si nous voulons sauver l’Europe, il n’y a qu’une seule voie possible pour tous ceux qui y croient encore, même si elle est compliquée : la voie des droits sociaux ! C’est ce sentiment d’urgence que nous devons retrouver.
Des bâtons dans les roues de Mao
“Comment traduisez-vous ce besoin d’une Europe sociale forte vers les services sociaux, qui relèvent toujours majoritairement de la compétence des Etats ?” demande Sylvie. La première préoccupation du mouvement syndical est d’éviter que notre tissu de services sociaux soit contaminé par les libertés économiques (personnes, biens, services, capital). Par le passé, nous nous sommes beaucoup occupés de la mise en place d’une union économique. Nous prenons à présent conscience que les politiques économiques (concurrence, marché intérieur et libre circulation des services) exercent pression énorme sur l’État-providence. Nous sommes donc devenus plus vigilants concernant tout ce qui nous vient des départements économiques et financiers. La directive Bolkestein en est un très bon exemple. Dans ce dossier, la CSC a finalement opté pour une stratégie d’ajustement plutôt que de rejet résolu : lorsque l’on croit en l’Europe, il faut croire en tous ses droits, en ce compris dans la libre circulation des services et des travailleurs. Mais, à condition notamment de permettre aux états de décider librement de maintenir certains services à l’écart du “marché”. Nous y sommes assez bien parvenus, en collaboration avec la Confédération européenne des Syndicats et de plusieurs parlementaires belges (dont Ann Van Lancker et Marianne Thyssen) : nous pouvons en être fiers !
On entend de plus en plus qu’il n’y a pas d’objection fondamentale à créer un marché des services sociaux tant que l’on conserve une régulation stricte. Au début, la situation semble maîtrisable, mais nous sous-estimons la dynamique que nous mettons ainsi en oeuvre : dès que ces services sont sur le marché, la situation se dégrade rapidement parce que les décideurs politiques doivent faire face à des lobbies très puissants qui poussent inexorablement vers plus de dérégulation afin d’obtenir des marges bénéficiaires maximales. Je suis dès lors fondamentalement en désaccord avec eux qui, y compris à gauche, se prévalent du principe de Mao : “Peu importe que le chat soit noir ou blanc tant qu’il attrape les souris.” Pour une série de secteurs, la question de savoir si c’est le secteur marchand ou le profit social qui fournit les services sociaux n’est pas secondaire. “Ce n’est pas une question de méfiance”, souligne Chris Serroyen, “mais plutôt de confiance infinie dans le fait que les acteurs commerciaux vont faire ce pour quoi ils ont été créés, à savoir, rechercher le profit coûte que coûte. Ou plutôt : rechercher le profit au moindre coût, et donc aux dépens des personnes vulnérables.”
Est-ce l’hôpital qui se moque de la charité ?
“Quel rôle voyez-vous pour la concertation sociale européenne dans le développement de l’Europe sociale ? Les partenaires sociaux ne cessent de dénoncer le laxisme de la classe politique, mais sont-ils eux-mêmes suffisamment performants dans la concertation ? Ne mettent-ils pas trop l’accent sur la limitation des dégâts et le lobbying plutôt que sur la conclusion d’accords novateurs, qui font la différence ?” demande Sylvie Slangen.
Il n’est aisé ni pour les employeurs nationaux, ni pour les syndicats nationaux de confier un large mandat avec une marge de négociation. Nous nous fondons sur un contexte belge où les partenaires sociaux interprofessionnels disposent de marges de négociation, même si tout n’est pas toujours facile. Mais il ne faut pas oublier qu’à l’étranger, les choses sont parfois encore plus complexes, y compris sur le plan syndical. Cela est notamment dû à la faiblesse de certaines organisations et l’absence quasi-totale de de concertation interprofessionnelle. Dans ce contexte, pourquoi ces pays donneraient-ils un mandat européen fort ? De plus, nous opérons dans un contexte de dérégulation (plate-forme européenne REFIT) où les CCT européennes sont trop aisément perçues comme un frein plutôt que comme un instrument politique. Pourquoi confieriez-vous un mandat à Business Europe ou au CEEP permettant d’imposer des règlementations supplémentaires ? Dans un tel contexte, s’il n’y a pas d’acteur politique fort à la manoeuvre (à savoir la Commission européenne) qui prend des initiatives, la situation devient encore plus compliquée.
Il est pourtant possible de faire autrement, la concertation sociale européenne a produit des accords intéressants par le passé, même si elle se trouve aujourd’hui dans la même impasse que l’ensemble du projet social européen. Nous continuons cependant à nous y investir. Et si la négociation interprofessionnelle manque d’épaisseur, nous tentons de faire au mieux dans le dialogue sectoriel au niveau européen. Nous travaillons à des accords européens concernant les entreprises et institutions transnationales, avec un cadre juridique adapté.
Nous devons d’ailleurs nous efforcer de donner l’exemple au niveau belge. Chris Serroyen estime qu’en tant que partenaires sociaux, nous devons ainsi prendre l’initiative de transposer les directives européennes en droit belge (cf. la directive sur les conseils d’entreprise européens et dernièrement les nouvelles règles européennes sur le secteur maritime), dès que cela est possible, et ce, sans ingérence de la part du gouvernement. Cela doit devenir un réflexe. En effet : “Nous faisons mieux ce que nous faisons nous-mêmes”, conclut Chris Serroyen avec conviction, “même si l’État devra bien entendu suivre pour son propre personnel.”
Retour vers le rapport annuel 2016